Fondements africains : l’engagement de l’Internationale des résistants à la guerre

Publié dans Le Fusil brisé, Décembre 2013, No. 98

Une vue rapide et superficielle de l’histoire de l’Internationale des résistant/e/s à la guerre (IRG) – organisation responsable de nombreuses actions exemplaires mais rarement reconnue pour être à l’origine de mouvements spectaculaires et efficaces – n’indiquerait aucune connexion profonde vers l’Afrique. Mais cette impression initiale est fausse. Bien que souvent dans les coulisses et hors des fanfares et des projecteurs, des membres clefs de l’IRG ont joué des rôles significatifs dans des aspects importants des mouvements anticoloniaux et antiguerre de ce continent durant les 90 années depuis sa fondation en 1921. La Conférence internationale de juillet au Cap (Afrique du Sud) se présente simplement comme le plus public – et peut-être le plus ambitieux – de ces efforts.

Arrière plan

C’était après la deuxième guerre mondiale que les connexions avec les mouvements de libération sur le continent africain se sont intensifiées – en premier à travers le travail de cinq objecteurs de conscience et militants qui les soutenaient : les objecteurs afro-américains Bill Sutherland et Bayard Rustin, Jean Van Lierde de Belgique, Michael Randle du Royaume-Uni, et Pierre Martin de France. Chacun à sa manière a renforcé les liens avec des groupes et des personnes dans « la terre mère » et s’est efforcé de fonder une nonviolence militante avec le réseau insoumis de l’IRG tout au long des années 50, 60 et 70.

Sutherland a consacré sa vie à ces buts. En 1953, quittant les États-Unis pour s’installer en Côte d’Or, alors colonie britannique, il a constitué une « chapelle IRG » avec quelques quakers internationalistes et anticolonialistes d’Accra. Son mariage avec l’enseignante et écrivaine Efua Sutherland l’a conduit plus près du mouvement de libération, et il prend part (avec Rustin) aux premiers dialogues sur les stratégies et tactiques avec l’homme appelé « le Gandhi de l’Afrique », Kwame Nkrumah. Le programme d’actions positives de Nkrumah – un amalgame de techniques gandhiennes, d’actions politiques directes nonviolentes et de sensibilités culturelles indigènes – ont amené le Ghana à devenir la première nation nouvellement indépendante sur le continent. Sa capitale, Accra et le Parti de la convention du peuple (PCP de Nkrumah) sont devenus le centre non seulement des aspirations panafricaines, mais aussi d’un nouvel espoir pour les personnalités des mouvements pacifistes occidentaux sur la possibilité de répandre largement la transformation sociale.

L’engagement africain de Van Lierde a suivi un chemin parallèle. À la fin des années 50, à Bruxelles, à la veille de l’indépendance du Ghana et comme le reste du continent débordait d’intérêt pour reproduire l’exemple de Nkrumah, Van Lierde crée « les Amis de Présence africaine », une organisation engagée dans le développement et le soutien des stratégies nonviolentes pour la libération du Congo. Il entame une proche amitié avec le leader congolais et futur Premier ministre Patrice Lumumba, qui dure jusqu’à l’assassinat de ce dernier en 1961. Van Lierde reste jusqu’à sa mort un critique puissant du néocolonialisme et de la militarisation croissante de l’Afrique.

Premier plan

Les essais atomiques de la France dans le désert du Sahara, près de ses colonies de l’Afrique occidentale ont ensuite attiré l’attention des membres de l’IRG, des panafricanistes et des militants mondiaux antinucléaires. Bill Sutherland prend la tête du mouvement, aussitôt rejoint par Rustin, par Michael Randle (alors président anglais de l’IRG), par le révérend Michael Scott et d’autres – incluant un fort contingent ghanéen du CPP et de la Fédération des syndicats de toute l’Afrique (ayant son siège à Accra). Pierre Martin, économiste français et représentant la section française de l’IRG, quitte son emploi à l’UNESCO pour se joindre à l’équipe de protestation du Sahara ; des douzaines de personnes ont utilisés leurs corps comme boucliers humains, en marchant dans le désert pour stopper les expérimentations de bombes nucléaires. Après une série d’évènements locaux spectaculaires de l’équipe internationale (attirant l’attention des médias) ayant eu lieu au Ghana, Haute-Volta et ailleurs, le gouvernement français abandonne finalement la planification de ses essais atomiques au Sahara.

Pendant cette période cruciale – comme l’accès aux indépendances se répand au sein du continent et à travers le monde, et alors que les droits civils, les droits humains antinucléaires et les sensibilités antimilitaristes commencent aussi à prendre racine –l’IRG s’agrandit en plantant des graines dans tous ces mouvements émergeants. Par exemple, l’équipe de protestation du Sahara inclue nombre d’Africains de l’Ouest, qui ont poursuivi sur cette lancée en devenant des leaders dans leurs propres pays, dont les indépendances arriveront plus tard dans les années 60. Les Brigades de paix mondiales (précurseurs de bien des actuelles organisations des forces de paix civiles et non armées) ont été initiées lors de la triennale IRG de 1960 en Inde ; elles ont été fondées à Beyrouth en 1962, incluant un parrainage non seulement de Michael Scott, d’AJ Muste (dirigeant de plusieurs associations pacifistes américaines, dont la War Resister’s League et le Mouvement pour la réconciliation) et d’associés gandhiens comme JP Narayan, mais aussi du tanzanien Julius Nyerere et du zambien Kenneth Kaunda. En avril 1960, à Accra, se tient une Conférence sur les « actions positives pour la paix et la sécurité en Afrique », avec AJ Muste, le révérend Ralph Abernathy, Franz Fanon et d’autres personnalités présentes, où l’on trouve ces mots dans la conclusion de l’organisateur Bill Sutherland (citée dans le livre Canons et Gandhi en Afrique, dont je suis le co-auteur) : « la haute influence du mouvement pacifiste mondial sur les luttes de libération africaines. »

Les impétueuses actions du début des années 60 ouvrent la voie à une planification à long terme – petites actions, continuités intellectuelles, construction des fondations et de réunions privées sur « comment des mouvements plus grands, plus durables et à succès peuvent être développés dans le futur ».

Pierre Martin déménage au Sénégal avec sa famille, où il est membre élu du conseil d’administration de l’IRG. Sa brochure Violence en Afrique, publiée par l’IRG en 1968, revient sur la nature de l’assujettissement colonial et de sa suppression, aussi bien que sur le rôle des religions, des armées et des syndicats dans la construction de sociétés militarisées ou démilitarisées. En conclusion, réfléchissant sur les possibilités pour la nonviolence en Afrique, il remarque que l’évidence du faible soutien par des larges mouvements explicitement pacifistes, remarquable à la fin des années 60 ne signifie rien, car « la nonviolence n’attire pas l’attention des nouveaux hommes professionnels : la violence est beaucoup plus spectaculaire. » Pierre Martin exhorte ses lecteurs de prendre soigneusement note que quelques forces indigènes clefs en Afrique parlent ouvertement de nonviolence, dont les chrétien Kimbanguistes du Congo et la secte musulmane des Mourides au Sénégal, fondée par un saint qui a résisté à la colonisation militaire française par la nonviolence.

La Conférence IRG tenue fin 1969 à Haverfort (Pennsylvanie) indique aussi une profonde compréhension des besoins de stratégies à long terme et d’une solidarité à double sens. Le thème en était « Libération et Révolution » avec des rapports et des débats sur les connexions entre moyens et fins, sur le rôle du « nationalisme libéré » et sur le besoin de dépasser tout séparatisme. Bill Sutherland y remet un rapport spécial sur la « Révolution nonviolente et Développement des pays », cosigné par Narayan Desai (Inde) et Vo Van Ai (défenseur des droits de l’homme vietnamien).

Certaines de ces conversations revinrent dans les cercles d’assemblées plénières en 1985-86, à l’occasion d’une autre triennale en Inde, organisée cette fois par Narayan Desai et à laquelle participaient Bayard Rustin, George Willoughby (fondatrice des Brigades mondiales de paix, représentante du Conseil des églises sud-africaines et membre du groupe de femmes Black sash – Ceinture noire) et de nombreux jeunes (dont Maurice Montet de l’UPF et l’auteur de ces lignes). Quelques années plus tôt, lors d’un voyage au Mozambique et au Zimbabwe le reporter américain Julie Frederikse remarque que je porte un tee-shirt avec le fusil brisé et me prend à part pour me parler d’une réunion que son mari sud-africain Stelios tenait avec quelques jeunes potes étrangers. Peu de garçons blancs de l’Afrique du Sud vinrent à Harare rendre visite à l’ancien objecteur Stelios et planifier un projet de courant plus puissant en lien avec un appel en faveur de la fin de la conscription, de la justice raciale et de l’apartheid. Nous nous rassemblons pour débattre des possibilités de soutien international d’un tel travail et, peu après, le monde apprend le lancement de la Campagne pour la fin de la conscription (ECC), hautement créative et brisant les barrières [notamment raciales]. Non seulement ce phénomène a aidé durablement le travail de masse du Front démocratique uni d’Afrique du Sud pour rapprocher le peuple blanc des perspectives anti-apartheid, mais aussi il a inspiré des milliers de personnes à travers le monde en montrant comment les liens entre les problèmes de paix et justice peuvent se faire de manière joyeuse, en émancipant toutes et tous. Le rôle de soutien de l’IRG au long des années 80 a constitué un premier exemple des bénéfices mutuels de la solidarité.

Nouveau plan

Le travail actuel de l’IRG en Afrique trouve ses racines dans trois projets majeurs reliés entre eux et développés dans les années 1990 : La Conférence internationale des femmes à Bangkok en 1992, la création du groupe de travail sur l’Afrique (AWG) en 1994 et la rencontre internationale des objecteurs (ICOM) au Tchad en décembre 1995. L’AWG a permis de regrouper les contacts croissants que l’IRG avait tissé avec le mouvement démocratique de masse sud-africain, des groupes africains basés en Europe, des spécialistes de la solidarité africaine et quelques Nord américains d’origine africaine universitaires et militants. Ce groupe de travail a tenu des réunions et des séminaires à chaque conférence de l’IRG et a été responsable de rapports sur des problèmes pertinents, tel le dossier de Peace News « Paix et reconstruction en Afrique » et dans les deux tomes de la série de livres de la Presse mondiale africaine « Graines de nouvel espoir » et « Graines portant des fruits » écrits par Elavie Ndura et moi-même, animateurs de l’AWG. Comme Narayan Desai nous avait montré la voie en 1986, l’AWG a toujours accentué la coopération Sud-Sud et la construction de savoir faire, avec le soutien des peuples du Nord travaillant à aider et faciliter plutôt que de modérer ces contacts indépendants.

Des fruits concrets d’une variété distincte panafricaine ont grandi et prospéré dans le groupe IRG des formateurs africains à la nonviolence, par exemple, la réunion d’échanges à Johannesburg, en juillet 1992. C’est là qu’a été crée le Réseau africain nonviolence et construction de paix, avec un siège à Soweto, co-animé par Sipho Theys et Nozizwe Madlala Routledge, ancien parlementaire. Nozizwe a aussi joué un rôle déterminant dans l’organisation de la Conférence IRG de juillet 2014 avec son association Embrace Dignity [Embrasser la dignité], citant : « la création du Réseau africain nonviolence et construction de paix est un moment significatif grâce auquel nous avons désormais l’opportunité de bâtir pierre par pierre sur ces fondations partout sur le continent, de briser l’isolement que ressentent tant de personnes. J’aime penser à cette route qui s’ouvre pour former des artisans de paix, qui vont à la racine des causes de la violence. »

Retour aux racines – à la fois de la guerre et de la résistance à la guerre, tout au long du continuum des actions directes nonviolentes – ressemble à un objectif approprié donné à l’IRG depuis les années 90 et auparavant dans les années des engagements avec la libération africaine. Comme nous expérimentons des niveaux nouveaux et renouvelés de mobilisation de masse, des petites et désormais pas si minuscules actions jouent un rôle dans le développement de mouvements démocratiques pour la justice et la paix, toujours plus efficaces, larges et porteuses d’espoir, il est temps maintenant de faire davantage que du travail en réseau. Ensemble nous devons agir. 

Matt Meyer est un écrivain, enseignant et militant pacifiste de New York, coordinateur du Réseau de soutien Afrique de l’IRG. Représentant à l’ONU de l’Association internationale de recherches sur la paix, il est éditeur, auteur et a contribué à des douzaines de livres, dont Le temps est rare : travaux urgents pour la transformation de l’éducation – Afrique du Sud, Érythrée et États-Unis ; et, avec Bill Sutherland, Canons et Gandhi en Afrique : aperçus panafricains de la nonviolence, des luttes armées et de libération. L’archevêque Desmond Tutu dans sa préface à Canons et Gandhi, note que : « Sutherland et Meyer ont vu au-delà des stratégies à court terme et des tactiques qui trop souvent divisent les gens de progrès. Ils ont commencé à développer un langage qui va à la racine de notre spécificité humaine, au-delà de nombre de nos contradictions privées.

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